Ce texte de Giannis Dimitrakis est tiré du 1er numéro de “Détruisons la Bastille : Voix depuis l’intérieur des murs” (PDF), un périodique publié par la Caisse de Solidarité comprenant des textes de prisonniers en lutte.
J’ai toujours gardé en tête cette image de moi-même, regardant inconsciemment les hauts murs surmontés de barbelés à chaque fois que je passais devant une prison. Devant quelle prison ? Eh bien, chaque fois que j’allais rendre visite à des amis dans le quartier de Nikea en moto et que je descendais la rue Grigoriou Lambraki, la prison de Korydallos avec ses murs de pierre attirait mon regard. Je ne sais pas pourquoi cela advenait. Était-ce parce qu’il y eut des moments où je me suis retrouvé dans les rues avoisinantes lors de manifs de solidarité pour les compagnons emprisonnés mais sans jamais être en mesure de la toucher vu que tous les passages pour se rendre plus près étaient complètement bloqués par la police ? Où était-ce parce que ce bâtiment énorme, imposant, qui cache avec un zèle incroyable tout ce qui se passe dans ses entrailles, un monde inconnu avec ses propres règles et lois, plein d’histoires individuelles, certaines héroïques d’autres de tortures, aiguisait ma curiosité ?
Maintenant que j’y pense, je me rappelle une autre fois où j’étais face à une prison. Je pense que c’était au printemps 2003, quand nous manifestions devant l’institut “correctionnel” de Larissa. Encore une autre geôle située dans la banlieue de cette ville et près d’une école. Là-bas le prisonnier a le privilège malheureux de vivre le climat psychotique de la plaine de Thessalie. Pendant l’été il cuit dans son propre jus avec des températures aux alentours de 43 °C, et en hiver il cherche frénétiquement un peu de chaleur au-dessous d’une montagne de couvertures afin d’échapper aux un ou plusieurs degrés en dessous de zéro. Pure folie. J’ai obtenu cette information en discutant par la suite avec des prisonniers qui ont fait du temps là-bas et Vagelis Pallis me l’a aussi confirmée lors de l’été 2008 lorsque nous communiquions quotidiennement.
Le point de départ de la manifestation était le parc central de la ville qui était entouré de cafés. J’avais l’impression que les locaux nous regardaient avec perplexité, comme s’ils avaient vu quelque chose qui leur était complètement étranger. Nous étions venus à Larissa car des rumeurs couraient sur la construction d’une nouvelle aile – une d’isolement – prévue pour recevoir les gens impliqués dans l’affaire de l’organisation révolutionnaire 17 Novembre. Cela signifiait leur transfert de l’aile spéciale de la prison de Korydallos où ils étaient déjà enfermés, et ainsi de nombreux problèmes pour eux, leurs familles et leurs avocats au vu de la distance depuis Athènes. Il n’est pas aisé de parcourir 700 km aller-retour en une journée pour une heure ou une demi-heure de visite. Des réflexes immédiats alors, et l’essaim noir prit une position combative dans le parc de Larissa et partit ensuite en une manifestation vers la prison. Naturellement, quand la manifestation commença, elle attirait l’attention des locaux partout où elle passait et comme prévu, dès que nous approchâmes de notre destination, deux ou trois bus de police anti-émeute et des rangées d’uniformes verts contenant quelque chose qui ressemblait à des humains nous attendaient, interdisant toute approche de près de la prison.
Nos slogans et cris furent salués par les mains qui sortirent aussi loin qu’elles le pouvaient à travers les barreaux de leurs cellules, agitant des hauts et des draps et sifflant bruyamment. La distance rendait impossible de reconnaître leurs visages, chacun dut donc dessiner dans sa tête une vision imaginaire d’une personne tentant désespérément de rendre ce qu’il recevait : de la solidarité ou la présence humaine ? Allez savoir…
La manifestation laissa à tous un bon sentiment. Ce fut vibrant, intense, avec beaucoup de personnes et d’enthousiasme. Mais après tout, ce qui fut profondément gravé dans ma mémoire de ce jour fut une image particulière; j’ignore s’il y eut des gens et combien ils étaient à avoir la chance de la voir. Alors que nous parcourions la dernière ligne droite avant la prison et que nous passions devant les dernières maisons de la ville avec nos slogans vibrant dans l’air et devenant de plus en plus forts afin d’être entendus par ceux derrière les murs, mon regard tomba sur un visage sur un balcon d’une maison assez vieille à deux stores. En regardant de plus près je réalisai surpris que c’était un homme âgé d’environ 80 ans qui, visiblement ému, saluait la manifestation avec des larmes dans les yeux ! Je me demande ce que nous lui avons rappelé ? Quel genre de souvenirs avons-nous exhumé des profondeurs de son esprit qu’il comparait avec ce qu’il voyait à ce moment-là ? Cela reste un mystère et de peu d’importance. Ce qui compte est le fait en lui-même aussi bien que le flot d’émotions qui en résulte, ressenti par les deux côtés. Ce n’est pas rien de s’apercevoir dans le présent que ce que tu fais rencontre deux larmes nostalgiques d’une personne qui humidifient les traces d’un passé, ce qui est une façon curieuse de rejoindre le futur qui est, malgré tout, ton présent. Un présent que d’un côté tu forges mutuellement en camaraderie avec d’autres et que, d’un autre côté, tu expérimentes individuellement comme un être unique et différent au sein d’un groupe de personnes.
De toute façon, quelle que soit la raison pour laquelle je garde en moi cette image de la prison, au final la curiosité “tue” les chats. Et quels chats ! Armés jusqu’aux dents et prêts à tout, ou du moins c’est ce que je pensais. Pour dire vrai, lorsque j’étais un jeune “prometteur” et anarchiste, à la fin de l’année 1997 et dans les années suivantes, et je plongeais sans arrière-pensées dans le chaudron des fermentations sociales, j’étais convaincu que jamais ils ne m’attraperaient. Moi, le chat ! Mais, hélas, quelle illusion ! Même si une rétrospective dans mes actes passés montre que j’ai un peu tenu, comme on dit, dans la rue. Pas très longtemps, mais j’ai réussi à être épargné, marchant comme un fakir sur les braises ardentes pendant environ huit ans, jusqu’à ce que finalement je ne sois grillé. Parce que je marchais sur des braises vu la manière dont j’avais décidé de participer aux tâches préliminaires, celles nécessaires selon mon évaluation, afin de préparer le terrain pour l’avènement de la révolution future et profondément désirée.
Ainsi il n’a pas fallu longtemps pour que les choses tournent mal, un petit peu de ceci, un petit peu de cela et un petit peu aussi de ma maudite chance qui m’a conduit dans un des moments les plus critiques de ma vie, combattant seul avec les balles enragées de trois flics qui semblaient les avoir gravées à mon nom, destinées à m’accompagner dans mon voyage de non-retour. Malgré tout, comme un vrai chat et ses sept vies, pour une raison inconnue, je fus laissé sur la jetée sans embarquer dans le bateau du fameux nocher en noir [1]et à la place je finis dans l’endroit qu’auparavant je regardais avec la curiosité de savoir ce qui s’y passait. Comme je l’ai déjà dit, c’était un endroit dans lequel je n’avais jamais prévu d’entrer quand j’étais un jeune anarchiste “prometteur”.
Derrière les barreaux…
Un nouveau chapitre s’est ouvert dans ma vie à ce moment-là, et il refuse toujours de se fermer. Vous savez, c’est que j’ai été coffré pour un délit très grave selon leur Code Pénal. Un braquage de banque avec un butin de 110.000 euros, mélangé artificiellement avec six autres affaires et un tas d’autres crimes dont les chacals du quartier général de la police m’ont facilement chargé – accomplissant leur vocation sacrée avec un sens parfait du professionnalisme et de l’honnêteté qui les a toujours caractérisés – mais aussi des mandats d’arrêt pour trois amis et compagnons. Marios, Grigoris et Simos : désignés comme étant mes complices et qui dans le temps ont été rebaptisés voleurs-en-chef et considérés comme un lien qui aiderait à démanteler les groupes armés de guérilla du pays, qui sait quoi d’autre encore. Tout cela écrit dans différents journaux “distingués” puants ou avancé par des journalistes de la télévision à “l’éthique et au mérite indiscutables” vomissant la propagande policière. Le résultat ? En octobre 2009, la nouvellement établie organisation terroriste parlementaire PASOK mis une prime de 600.000 euros sur leurs têtes, leur rendant ainsi la vie encore plus difficile sachant qu’ils étaient déjà en cavale et se cachant des lorgnettes des organes de la justice, refusant de reconnaître les mandats d’arrêt.
Et si les choses ne s’étaient pas aggravées, quelqu’un aurait pu peut être, bien sûr avec difficulté, avalé la pilule amère. Mais non, le diable devait encore briser une jambe. Pas pour moi cette fois, mais pour Simos. Et cette fois il ne se l’est pas seulement brisée mais il l’a littéralement perdue. Un vol à main armée à l’hypermarché “Praktiker” dans la rue Piraeus, près de Gazi. Hurlements, coups de feu, personnes blessées, chaos total. La police arriva sur le lieu de l’incident et écouta un témoin visuel dire qu’un des criminels était grand et voilà que le papillon battit ses ailes au Vietnam et causa ainsi la tempête qui frappa le quartier de Keramikos à Athènes. Pas une fois mais deux, en dehors de la traque hasarde, l’arrestation et la blessure sérieuse de Simos, dans le même temps un autre ami et compagnon, Aris, fut attrapé dans la même aire et ensuite emprisonné pour des accusations complètement ridicules et construites de toutes pièces. Des accusations qui ont été inventées plus tard par les autorités oppressives dans le bureau de l’inquisiteur, juste avant qu’il ne soit relâché pour les délits dont il était accusé lors de son arrestation à Keramikos. Et si lui voler sa liberté au dernier moment n’était pas assez, ils l’ont privé de son père, un compagnon pour nous. Son coeur ne pouvait endurer tant d’injustice, de colère et d’indignation et il nous a dit au revoir à tous pour toujours. Si je me mets à narrer tout ce qui s’est passé récemment, depuis la maudite année 2010 (tous les développements sinistres dans le milieu anarchiste), je dois être assez attentif et avoir une bonne mémoire -même pour me rappeler juste les noms de ceux impliqués- pour ne pas oublier aucun compagnon ou aucune compagnonne. Comme Lambros, à qui une balle de la police à son nom gravé pris sa vie dans les rues de Dafni alors qu’il expropriait une voiture en vue de plans futurs pour la guerre de classe. Comme Haris, Panagiotis, Konstantina, Ilias, Giorgos, Polikarpos, Vagelis, Christos, Bonanno, Pola, Nikos, Vagelis, Kostas, Hristoforos et Sarantos.
Laissant maintenant de côté l’évaluation triste et tragique de 2010 et replongeant dans ma narration des jours noirs de mon passé et du début d’une vie entourée de barreaux, les recherches dans mon disque dur biologique s’arrêtent quelque part à la fin janvier 2006.
Je me rappelle toujours ce matin ensoleillé où les flics m’ont notifié à l’Hôpital Général d’Athènes que je devais me préparer pour mon transfert à l’hôpital de prisonniers d’Agios Pavlos. J’ai un souvenir vif de ce moment-là car il a marqué la fin d’une tempête de neige qui avait frappé la Grèce toute entière, amenant le chaos et le désordre dans les zones urbaines, paralysant presque tout, démantelant – quoique que pour quelques jours – les structures organisées de grandes villes et rendant discontinues toutes formes de transports et de plans, ainsi que le travail de tous les jours dans le secteur privé et public.
Nous avions attendu cette même tempête de neige – ou du moins une période de mauvais temps, qui, selon le bulletin météo devait arriver – pour nous aider à mener à bien notre objectif impie; braquer la Banque Nationale à l’intersection des rues Solonos et Ipokkratous. C’était un point central d’Athènes et nous avions des anticipations optimistes sur un gros butin – bien que clairement accompagné d’un risque disproportionné, presque prohibitif. Pas que nous voulions décaler le jour de l’attaque dans le cas où le temps n’était pas en notre faveur. Nous n’étions pas ce genre de gamins. Le jour avait été décidé. Lundi, le 16 janvier. Un assez mauvais jour pour mener à bien une telle action sachant qu’au début de la semaine chacun est a son poste et prêt à accomplir son devoir, surtout les flics. Quelque chose était déjà désespérément en train de nous pousser au bord du gouffre.
Finalement, le temps nous joua un sale tour et lundi matin le soleil – triomphant et fier de sa victoire sur un hiver mourant – se leva haut dans le ciel et sans obstacle, frappait de ses chauds rayons les citoyens de l’Attique. Le résultat ? D’un côté tout le monde était de sortie pour affaires ou se balader, un fait qui joua de manière positive pour nous, les malchanceux, car le centre ressemblait à un fleuve humain visqueux dans lequel vous ne pouviez vous déplacer que difficilement. D’un autre côté, comme les autres dans la voiture, j’étais paré d’un pull, d’un manteau d’hiver et des outils martiaux pour l’expropriation ; rouges et en sueur, nous maudissions notre mauvaise étoile alors que nous regardions toutes ces patrouilles dans le centre d’Athènes paradant dans le soleil avec le sourire.
Pensif et nerveux d’avoir vu les premiers mauvais signes, nous sommes arrivés au point de rendez-vous que nous avions prévu avant de se diriger vers notre destination finale. Là, nous avons retrouvé les autres. Nous avions tous définitivement la même mauvaise impression. Nous étions un petit cercle de conspirateurs, loin de tout ce qui se passait autour de nous, étrangers au climat général de joie qui émanait de l’atmosphère de tous ceux qui étaient venus dans le centre-ville pour profiter des beaux jours. Notre univers était à ce moment-là, et dans ceux qui ont suivi, à des années-lumières de celui à qui les autres appartenaient. Notre univers allait rentrer en collision avec le leur, et violemment, rendant notre présence tangible dans quelques minutes, quand nous croiserions les chemins parallèles de nos vies différentes se croisant rarement. Une invasion momentanée d’un monde dans un autre qui créerait une chaîne d’événements incontrôlables. Une gifle de plus dans la gueule de la normalité, une gifle de plus dans la gueule de la séquence coordonnée horizontale et rectiligne des choses. Quelque chose comme un carambolage sur l’autoroute, quand les agissements d’un conducteur trop rapide ou peu attentionné a des conséquences sur le destin d’autres passagers, brisant et bloquant le flux normal du trafic selon la taille du carambolage.
Ceux qui nous attendaient déjà au point de rendez-vous avaient de mauvaises nouvelles. Alors qu’ils venaient à notre rencontre, ils avaient passé un barrage policier qui était si proche du lieu de l’action qu’il posait un sérieux risque à toute l’opération, la rendant quasi-impossible. Les réactions immédiates telles “qui s’en tape, faisons-le et ce qui devra arriver, arrivera” ou “putain, mettons ça de côté et essayons une autre fois” étaient partagées par quelques-uns d’entre nous qui allaient voir si le barrage était toujours là, pour ensuite agir en conséquence. Finalement les flics étant partis, même si “partis” est tellement relatif dans le centre d’Athènes – et encore plus à l’endroit où la banque était – de la même façon que comparer une pizza surgelée à celle d’une bonne pizzeria l’est. Bien sûr, ce qui suivit a tout à voir avec la loi de Murphy selon lequel si vous faites tomber une tartine avec de la confiture dessus, 9 fois sur 10 elle tombera sur le sol sur la tranche beurrée. Le fait que tout dérapa appartient définitivement à cette histoire avec la confiture, ce sont ces facteurs maudits incertains qui peuvent tout renverser et par-dessus tout, la nature imprévisible du caractère et comportement humain. Une tornade de visages et choses qui, après avoir stoppé son vent maniaque, rejette dans une zone urbaine : un gardien de banque crétin blessé par son incroyable stupidité de vouloir stopper la fuite des quatre braqueurs dans sa perception totalement fausse et distordue des limites de son devoir ; une voiture abandonnée qui ne veut pas démarrer ; un sac avec des armes et de l’argent ; trois personnes qui se sont furieusement dispersées dans la foule anonyme ; et votre orateur laissé derrière, blessé, dans les mains de ses poursuivants.
Le même soleil qui réchauffa ce jour hivernal de janvier, indifférent à ce qui se passe à des milliards de kilomètres de lui, a fait une fois de plus son apparition ce matin encore dans l’hôpital et créé ces projections parallèles de la mémoire.
Je m’attendais que cela arrive à un moment ou un autre. Je savais qu’ils avaient mis la pression pour me sortir bientôt de l’unité de soins intensifs et j’appris qu’ils étaient dans l’urgence de me jeter à l’hôpital de la prison. Pour se débarrasser de moi. J’avais toujours les agrafes – des bouts de métal de la forme d’un Π, similaires à ceux avec lesquels ils fixent le cuir sur le squelette d’un canapé, de la poitrine à l’aine et d’un peu de rafistolage sur ma personne, mais qu’importe que je proteste aussi fort pour ne pas être bougé de l’hôpital, les porcs avaient leurs ordres de leurs supérieurs. Et depuis que le supérieur l’avait dit, que pouvais-je faire ? Avec de grands efforts et douleur je commençai à rassembler mes affaires, rétamé et incapable même de redresser mon propre corps. Juste quelques détails mineurs quant au supérieur. Évidemment, ceci était aussi compris dans le prix que je commençais à payer pour mes choix.
Toutefois, les touches finales de mon expulsion hâtive de l’hôpital étaient toujours à venir. Avant que deux dizaines de talkies de la police, d’armes, de bottes et encore tellement de cerveaux problématiques ne soient en capacité de coordonner l’opération “transfert sécurisé”, voilà que ma mère se montra, arrivant juste à l’heure pour la visite régulière à son fils bien-aimé.
Ma mère… Mme Eleni, séparée de son fils par 17 ans tout juste. C’est pour cela que dans les années ’90, à chaque fois que nous ouvrions la porte à un vendeur de livres, il demandait : “Où est notre mère ?” Mme Eleni, qui, entendant la nouvelle que j’étais impliqué dans un braquage de banque qui se termina avec moi grièvement blessé, était à deux doigts d’avoir une crise nerveuse. Quoique pas complètement, les flics au quartier général [NdT : ΓΑΔΑ, le quartier général de la police d’Athènes] n’arrivant pas à obtenir une quelconque déclaration de sa part en fin de compte, alors qu’elle commençai à hurler, hors de contrôle : “Je veux voir mon fiiils…”. Les flics paumés face à sa réaction et bien, que pouvaient-ils faire ? C’était une mère inquiète pour son fils. La passer à tabac ? La jeter dans la salle de détention pour qu’ils ne puissent plus l’entendre ? Cela aurait été comme ça ou pire si nous étions 60 ou 35 ans en arrière, soit pendant les jours noirs de la guerre civile en 1946, soit plus tard dans la période de sept ans des lâches ordures de la Junte. Bon, nous étions en 2006 et nous traversions déjà 30 ans d’oligarchie parlementaire pseudo-démocratique, où les comportements fascistes et hautement autoritaires étaient cachés d’autres, plus flexibles et peut-être plus efficaces, formes de violences. Dans tous les cas, les hurlements de ma mère l’amenèrent dare-dare à l’hôpital où j’étais enfermé et les déclarations furent reportées à plus tard. Comme s’ils pouvaient les oublier !
Donc, ce mélange d’une femme avec de fortes doses d’instinct maternel, qui, comme une femme authentique se transformait en lionne, une bête sauvage quand elle sentait que l’un de ses enfants est en danger et menacé, en comparaison avec son comportement de tous les jours face aux institutions, pouvoirs et normes volontaires, s’est montré ce matin-là, sans être préparée à ce qu’il se passait à ce moment-là mais sur le pied de guerre comme toute mère, et était prête à s’opposer à tout ce qui mettrait en danger mon intégrité physique et psychologique.
Comme on peut aisément l’imaginer, mon rapt/transfert à l’hôpital de la prison fut reporté pendant quelques instants, jusqu’à ce que la “responsable”, à savoir ma mère, retourna avec les docteurs qui m’avaient pris en charge et qui, tel qu’elle l’a dit, étaient les seuls à pouvoir décider de m’autoriser à quitter l’hôpital. Ainsi les choses furent faites. Une foule de blouses blanches, troublées et clairement surprises, avec ma mère au premier rang, apparurent au loin, se dirigeant vers le brancard qui était déjà prêt pour le départ.
“Qui a donné l’ordre de transfert de ce patient ?” demanda un des docteurs aux flics.
“Nous avons des ordres d’en haut monsieur, ce n’est pas notre décision.”
“Peut être que je peux parler avec votre supérieur ?”
“Un moment, je dois confirmer…”
Et tandis que ceux qui avaient l’autorité et ceux responsables étaient impliqués dans un duel verbal, mon brancard fut ramené dans la chambre – l’issue de la bataille entre les flics et les docteurs ayant finalement été trouvée – afin de jeter un dernier coup d’œil. Pour enlever les dernières agrafes, prescrire des médicaments que je devais continuer à prendre et m’assurer comme quoi le plus dur et les soins les plus importants étaient derrière, et que la seule chose pour que ma force revienne était du repos et une nourriture abondante. C’était sûrement une demie-vérité, ou plutôt un mensonge bien emballé dans l’impuissance. Le combat entre les docteurs, ma mère et les flics vint à mes oreilles, avec les premiers insistant que je n’étais toujours pas prêt pour quitter l’hôpital et ces derniers répondant de façon monotone qu’ils “suivaient simplement les ordres”. De toute évidence “suivre les ordres” a prédominé, comme prévu.
Mais est-ce la première fois que la balance penche en faveur des flics et de leurs putain d’ordres ? Une telle situation ne s’est-elle pas déjà déroulée dans l’unité de soins intensifs sur la question de m’y garder ? L’équipe médicale réussit pendant deux jours à résister à la pression des forces de sécurité qui voulaient envahir ma chambre, leur argument clé étant que cela serait dangereux non seulement pour ma santé mais aussi pour d’autres patients. Malgré tout, il serait naïf de croire que les valeurs humaines fondamentales pourraient prévaloir sur le nouveau dogme de répression et sécurité.
Une telle chose ne s’est-elle pas déjà produite quand le chef de l’unité de soins intensif vint m’annoncer, déconfit, qu’il était dans l’impossibilité de me garder plus longtemps sous sa supervision, même si mon état de santé le requérait, étant sous une pression extrême de la part des autorités judiciaires qui voulaient que je sorte de l’unité de soins intensifs, et la poursuite de mon hospitalisation dans le département d’ophtalmologie ! Pourquoi là et pas dans le département de chirurgie ? Mais encore pour des raisons de sécurité. Les flics exigeaient qu’une chambre entière soit vidée des autres patients, juste pour qu’ainsi ils puissent me surveiller de la façon qu’ils jugeaient appropriée, même si c’était impossible pour l’hôpital. Donc, je fut emmené à la chambre dans le département d’ophtalmologie qui était déjà préparée car comme j’en fut informé, elle avait “accueilli” Dimitris Koufodinas lors de la grève de la faim qu’il mena pour qu’ils suppriment le filet de sécurité qui recouvrait la promenade de l’aile de la prison où lui et les autres du groupe armé 17 Novembre étaient enfermés. Préparée… Oui, elle était préparée. C’est que, il n’y avait rien dedans, ou mieux, ils avaient scellé tout ce qui pouvait, toujours selon eux, être utilisé par le prisonnier pour une possible tentative de suicide ou une attaque contre les gardes, et bien sûr la porte du balcon était munie de barreaux. La logique carrée de la stupidité à son apogée.
N’est-ce pas le dogme de la sécurité et de l’intimidation qui, d’un clin d’œil, annihile toute trace de respect de la dignité et de l’existence humaine dans cette pièce ? N’était-ce pas du pur sadisme et revanche qui mena ces sous-hommes à observer ma mère quand elle me torchait alors que j’étais encore alité, sans même détourner leur regard un instant ? N’était-ce pas leur comportement grégaire qui, durant tous ces jours où j’étais dans leur “étreinte” suffocante, amena l’interrogateur et le procureur – venus pour prendre ma déclaration – à me trouver somnolant, en manque de sommeil et épuisé ? Ou existait-il une trace d’humanité en le bourreau, le procureur I. Diotis, quand il vint me rendre visite, en hâte de prendre ma déclaration alors que j’étais encore intubé, visiblement incapable même de chuchoter une phrase complète, n’ignorant non pas seulement mais posant aussi une menace à mon état de santé tragique ?
Ce sont bien sûr des questions rhétoriques et elles ne sont pas posées comme un cri de protestation de plus envers le piétinement des droits démocratiques, mais comme un recensement des termes dans lesquels le conflit entre deux forces opposées, entre deux mondes complètement différents, est mené. D’un côté, nous avons ceux qui rêvent d’une société totalement subjuguée et asservie au service des appétits oligarchiques des paresseux insatiables. D’un autre côté, ceux qui se battent pour une vraie égalité, justice et liberté, créant une nouvelle réalité loin des termes tels le profit, la compétition, l’exploitation et la domination.
Pendant que les roues du brancard passaient sur les petites irrégularités du sol de l’hôpital, – chacun d’entre eux se transformant en une vive douleur dans mon dos opéré – la meute ( le troupeau sauvage il dit ) qui m’escortait au milieu de cris et d’ordres consécutifs contradictoires m’amena, à son grand soulagement, à ma sortie définitive de l’hôpital général d’Athènes. Les premiers rayons de chaude lumière que je rencontrais sur le patio – où attendaient l’ambulance et les voitures d’escorte pour mon transfert en toute sécurité à l’hôpital de détenus “Agios Pavlos” – étaient réellement libérateurs comme s’ils purifiaient ma coexistence épuisante pendant trois semaines avec des cerbères en uniformes. Ces quelques secondes passèrent jusqu’à ce que je sois mis dans l’ambulance furent ma dernière chance de respirer de l’air frais et de regarder le soleil sans l’interférence de grilles et de barbelés. Avec le soleil pour compagnon je fis mes derniers adieux à la liberté et entrait dans l’hiver le plus profond de ma vie.
À continuer…
Giannis Dimitrakis
Prison de Domokos
Le 10 septembre 2010